Article d’André Spicer, traduit de l’anglais par Blandine Cain (traduction libre)
Certaines entreprises font tout pour que leurs bureaux soient fun, pour nous faire travailler plus. Mais l’attitude positive à tout prix a des effets contre-productifs.
Dans leur quête de rendre leurs salariés plus heureux, les entreprises, partout dans le monde, se sont attelées à installer dans leurs espaces de travail des équipements ludiques. Dans ses bureaux de Zurich, Google a mis en place des toboggans pour que ses ingénieurs puissent glisser d’un étage à l’autre. Le vendeur de chaussures en ligne Zappos encourage ses employés à se déguiser en leur animal favori certains jours. Il existe des sociétés américaines qui offrent à leurs équipes la possibilité de jouer aux ninjas d’un jour. Baby-foots, jeux d’arcade, figurines et scooters ont investi les bureaux. Et si vous pénétrez dans les locaux d’Inventionland, vous pourriez vous croire dans une aire de jeux pour enfants : les espaces de travail ressemblent qui, à un bateau-pirate, une cabane perchée ou une chaussure géante.
Les tentatives des entreprises pour que leurs salariés soient heureux de passer de plus longues heures au boulot ne s’arrêtent pas là : Tony Hsieh, DG chez Zappos, est réputé pour boire des shots de vodka avec ses employés pendant certaines réunions. Chez Expedia, élu cette année comme le lieu de travail le plus agréable au Royaume-Uni, a conçu ses bureaux londoniens comme une boîte de nuit avec boissons à volonté, espaces détente et simulateurs de F1.
Dans The Wellness Syndrome, le livre écrit par André Spicer et Carl Cederström, les auteurs ont étudié la fascination croissante pour le bonheur au travail. Ils ont découvert une industrie montante pour les « fun-sultants » qui offrent leurs conseils pour favoriser l’esprit positif au sein des équipes. Des entreprises comme Zappos ont commencé à embaucher des Chief Happiness Officers : des responsables du bonheur.
Les recherches dans le domaine de la positivité au travail explosent également.
Malgré tous ces efforts, le travail « craint » toujours autant.
Si l’on en croit une étude récente de la London School of Economics, le lieu dans lequel on se sent le moins bien est encore et toujours le lieu de travail. Il existe un seul lieu qui nous fait nous sentir encore plus mal – malade au lit.
L’injonction d’être heureux au travail est téléguidée par l’un des plus vieux clichés du mode d’emploi du parfait DRH : un travailleur heureux est un bon travailleur. Comme le démontre William Davies dans son livre The Happiness Industry, cette idée a infusé les théories managériales depuis les années 30. Pourtant, des décennies de recherche sur le lien entre satisfaction des salariés et productivité font état de résultats peu probants.
Certaines études prouvent que des étudiants ayant assisté préalablement à un spectacle de stand-up vont être plus performants ensuite dans le repérage d’erreurs dans un texte, par rapport à ceux qui n’y auraient pas assisté. A l’inverse, une autre étude, menée par une grande enseigne de la distribution au Royaume-Uni, a conclu que les magasins dont les employés étaient les moins satisfaits par leur travail obtenaient la meilleure productivité et étaient les plus rentables.
Le bonheur au travail peut être positif dans certains métiers – notamment ceux qui impliquent du relationnel client où cela aura un impact positif sur les clients eux-mêmes -, mais certains indices tendent à penser que le bonheur pourrait devenir néfaste dans d’autres. Une étude, par exemple, a identifié que la mauvaise humeur pourrait fournir de meilleurs résultats que la bonne dans un contexte de négociation. De même pour la capacité à démasquer une arnaque.
Si le bonheur au travail ne va pas toujours dans le sens de la productivité, est-il néanmoins positif pour chaque individu ?
Ce postulat n’est pas toujours confirmé non plus.
Le diktat du bonheur impulsé dans les entreprises vient interdire d’autres émotions : colère, tristesse, anxiété ou incertitude – toutes les composantes de l’environnement de travail contemporain –. Ce tabou implicite des émotions négatives peut ainsi inhiber émotionnellement les salariés. Plusieurs études récentes montrent que l’expression des émotions, tant positives que négatives, est importante, particulièrement lorsque l’on est confronté à des expériences difficiles.
Donner une place à toutes les émotions au travail peut aussi se révéler positif pour la santé de l’entreprise toute entière. Une récente étude l’illustre parfaitement avec l’analyse de l’échec du fabricant de téléphones mobiles Nokia. En 2007, l’année du lancement de l’iPhone, Nokia était le leader mondial du secteur. Les informations relatives à cette sortie d’Apple étaient massives, et auraient pu permettre de la contrecarrer.
Pourtant, l’entreprise finlandaise a lourdement investi dans le système opérationnel Symbian pour son projet de smartphone, qui ne fonctionnait pas correctement. Les cadres intermédiaires de l’entreprise le savaient, mais ils avaient peur de partager ces mauvaises nouvelles avec leur hiérarchie. On leur avait donné pour consigne : si vous voulez que votre département soit maintenu, soyez positifs et donnez-nous de bonnes nouvelles.
Parce que les cadres dirigeants ne recevaient que les bonnes nouvelles, ils ont mis longtemps à identifier le problème, et encore plus à mettre à niveau le système Symbian et à lancer un smartphone digne de ce nom. A ce moment-là, Apple et Samsung avaient inexorablement dépassé Nokia. Aujourd’hui, Nokia ne fabrique plus de téléphones portables.
Vouloir constamment exprimer du positif peut conduire à ce que le bonheur nous échappe.
Ce point a été illustré dans une étude dans laquelle des psychologues ont demandé à deux groupes de réaliser une activité qui rend habituellement les gens heureux – regarder un film où quelqu’un gagne une compétition de patinage. Ensuite ils ont testé à quel point cette expérience les avait rendus heureux. Avant de regarder cette vidéo, le premier groupe avait lu un texte expliquant pourquoi il était important d’être heureux et d’avoir une attitude positive ; l’autre groupe n’avait pas lu ce message.
Les psychologues ont découvert que le second groupe montrait plus de signes de bonheur après la vidéo que le premier. Cela suggère que l’injonction exprimée d’être heureux à tout prix nous en éloigne, même si nous faisons l’expérience de situations qui rendent logiquement heureux.
Vouloir être heureux au travail est normal. Mais être poussé à paraître heureux au travail est perturbant. Si des entreprises voulaient vraiment rendre leurs salariés heureux au travail, alors elles arrêteraient probablement les clowneries de bureau et réfléchiraient à des actions moins visibles.
Une première étape pourrait consister à laisser leurs collaborateurs travailler de chez eux une partie du temps. Une étude expérimentale a, cette fois, établi que le travail à domicile augmentait à la fois la satisfaction et la productivité du salarié.
Une seconde action pourrait être de ne plus interrompre le travail par toutes sortes de demandes secondaires incarnées par des e-mails à rallonge, des formulaires administratifs ou des « activités de bonheur obligatoire ».
Une étude de chercheurs de la Harvard Business School a démontré que les travailleurs se sentaient plus satisfaits au travail les jours où ils étaient en mesure de se concentrer sans interruption et donc de voir progresser leur travail de manière visible.
Enfin, supprimer l’incertitude intrinsèque à certains environnements de travail peut avoir des effets notoires sur le bonheur au travail. Durant son travail conjoint avec Mats Alvesson, André Spicer a évalué plusieurs projets de restructuration et de conduite du changement, qui ont finalement pour résultats de faire certes apparaître quelques étoiles montantes parmi les managers, mais surtout de générer une grande déception des équipes et de s’accompagner d’honoraires mirifiques de consultants.
Les organisations hiérarchisées peuvent-elles rendre leurs employés heureux, sans toboggans et sans shots de vodka ? Réfléchissez à deux fois avant de lancer vos projets d’entreprise…
Retrouvez l’article dans sa version originale.
Plutôt que de vous proposer une réflexion personnelle ce mois-ci, j’ai donc choisi de partager cet article pour son point de vue décalé, qui se place à contre-courant de l’arrivée massive de Chief Happiness Officers au sein de toutes les entreprises qui se veulent sympas et motivantes pour leurs collaborateurs. Personnellement, je ne partage pas tous les postulats de cet article, mais je pense qu’il nous faut effectivement être vigilant pour ne pas tomber dans une caricature pré-formatée de ce que doit être l’ambiance au travail. Mon avis n’est pas définitif, je réfléchis encore et je suis preneuse de tous vous commentaires !
Depuis ma lecture de cet article et ce petit travail de traduction, je suis aussi tombée sur un nouvel article qui revient sur le cas de l’entreprise Zappos et sur ce qui ressemble à l’échec de son management holacratique : à lire également pour une mise en perspective d’un sujet connexe.